Le cinéaste italien est mort lundi, à l'âge de 94 ans. Hommage.
Un blanc – Michelangelo Antonioni vient de disparaître. Vraiment ? Oui. Un blanc avant l’éclipse, cette fois totale, définitive. On en avait oublié son âge (93, 94 ans… ?), on s’était fait à l’idée de son long sursis devenu renaissance, presque seconde vie, après son attaque survenue en 1985. Un accident cérébral l’avait cloué sur place. Paralysie. Aphasie. Comme si le sort, forcément ironique, avait tenu à parachever l’« incommunicabilité » qui lui collait à la peau. Et puis, d’année en année, au fil d’informations empreintes d’irréalité, on avait appris que l’artiste recouvrait un peu de mobilité, que la parole revenait par bribes. Que l’envie de cinéma le reprenait. L’attente dura onze ans, jusqu’à Par-delà les nuages (1996), étrange monstre à quatre mains et deux têtes, avec l’ami Wenders, en disciple un peu trop zélé pour être honnête. Un ratage magnifique, libre et vacillant, digest teinté d’ironie des thèmes antonioniens et consécration au passage du corps de Sophie Marceau. L’érotisme, jadis symbolisé, s’incarnait désormais. Plus jeune que jamais, Antonioni récidiva dans cette voie avec l’inédit Eros, présenté en 2004 à la Mostra. Et puis…
Celui qu’on a souvent désigné comme le maître d’œuvre de la modernité a donc rejoint le néant, ce centre obscur ou radieux, allez savoir, autour duquel il gravitait de film en film depuis ses débuts, au lendemain de la guerre. L’absence, le vide, le silence, le désert, la dissolution du sens, il représentait tout cela mieux que quiconque avec une élégance formelle et morale qui lui interdisait tout pessimisme complaisant. Car ces obsessions qui ont forgé sa réputation, loin de nourrir une œuvre de la noirceur ou de la cruauté, s’expriment avec une telle ambivalence qu’inquiétude et volupté y paraissent indissociables. Même confronté au rien, il reste quelque chose, une sensation d’unité, de beauté. Oui, une beauté, sourde, diffuse, plastique, qui irradie, s’impose comme certitude.
La vie d’Antonioni ? Une énigme de plus, pas si facile à résoudre. On savait peu de choses de cet homme réservé. Aldo Tassone, célèbre critique italien et fidèle parmi les fidèles, en sait quelque chose, lui qui eut toutes les peines du monde à soutirer quelques rares souvenirs de l’intéressé, pour les besoins d’un livre resté incontournable (1). Aucun risque de sombrer dans le sensationalisme en rédigeant la nécrologie d’Antonioni. L’enfance ? « Très heureuse », selon lui. Des parents de classe moyenne, bienveillants et généreux, et un frère, avec lequel il fait les quatre cents coups dans la rue. Michelangelo grandit en montrant un talent précoce pour la musique et la peinture. Il aime aussi la littérature (Pirandello, Ibsen, Pavese), mais il s’inscrit en économie. En 1939, il s’établit à Rome, où il travaille comme journaliste et critique – un critique vif et visionnaire, pour le coup vraiment moderne – dans la revue Cinema. Pendant la guerre, il collabore à divers scénarios et devient assistant réalisateur, de Carné entre autres. Grâce à Tassone, on retient cette confession : « Depuis ma plus petite enfance, je n’ai dessiné ni poupées ni silhouettes, mais des façades de maisons, des portails. L’un de mes jeux favoris consistait à "organiser" des villes. Sans rien connaître en architecture, je bâtissais des immeubles et des rues entre lesquels je faisais évoluer des figurines. Je m’inventais des histoires. Ces happenings d’enfant – j’avais 11 ans – étaient un peu comme de petits films. »
Ces façades de maisons auront chez lui valeur de visages. Elles exprimeront, dissimuleront une histoire, un couple, un sentiment. Pas de plus claire symbolique pour signifier le passage de l’extérieur à l’intérieur, de la surface des choses à l’intériorité. La ville et le désert se confondent chez lui. Il aimait les matins blêmes, les avenues vides de juillet. Il reste de fait associé à la cité plane de son enfance, la bourgeoise Ferrare, qui s’étend sur le cours inférieur du Pô. Arcades de silence, dimanche éternel, vie engourdie – ce théâtre urbain immortalisé par les toiles de Chirico ou de Carlo Carrà. Antonioni est né là-bas, y a vécu vingt-sept ans. Il y reviendra tourner un épisode hivernal – le plus épuré – de Par-delà les nuages. Cette plaine du Pô sera le décor de ses premiers films, des documentaires précurseurs du néoréalisme, Les Gens du Pô (1943-1947), de Chronique d’un amour (1950) ou du Cri (1957), dérive grise et poignante d’un ouvrier trompé qui tente en vain d’oublier sa femme. Un film à part dans l’œuvre d’Antonioni, plus habitué à dépeindre la grande bourgeoisie, mais qui contient en germe des motifs caractéristiques liés à l’environnement.
Plaine, îlot rocheux, route, crevasse, esplanade. Brouillard, vent, pluie, soleil rasant ou vertical. Impossible de penser le cinéma d’Antonioni autrement qu’en termes de géographie et de climat. Le relief, le décor et le temps qu’il fait comptent autant sinon plus que les scénarios, contre lesquels ils semblent même s’inscrire. L’action, l’attente devrait-on dire, tend vers un présent suspendu qui dément le déroulement d’une intrigue, l’existence d’un passé, l’emploi de flash-back. Créer des liens mystérieux, des vibrations infra-sensibles entre l’homme et le paysage, voilà la grande idée antonionienne. Pour creuser et exprimer différemment la grande question qui taraude aussi Bergman et Godard : le couple, et ses corollaires, passion, solitude, désir, abandon, difficulté d’aimer.
L’Avventura (1960), La Nuit (1961), L’Eclipse (1962), Le Désert rouge (1964). Antonioni signe coup sur coup quatre chefs-d’œuvre, qui le placent au rang des plus grands mais aussi des mal-aimés. Autant Fellini, l’autre grand d’Italie, Fellini le baroque, le populaire, son rival amical de toujours, a su récolter les suffrages inconditionnels du public, autant Antonioni, lui, s’est heurté à pas mal d’incompréhension, jusque dans les années 80. Sa vraie carrière commence d’ailleurs par un scandale, fameux : le 15 mai 1960, au festival de Cannes, son Avventura est copieusement sifflé, Monica Vitti sort de la projection en larmes. Des francs-tireurs courageux– dont Alain Cuny, André S. Labarthe et Janine Bazin– feront passer le lendemain un message d’admiration et de soutien.
Aujourd’hui, non seulement L’Avventura – coécrit avec Elio Bartolini et Tonino Guerra, fidèle scénariste de tous ses films ou presque – n’a pas pris une ride, mais il a gardé son caractère éminemment scandaleux, sa part d’inacceptable : une femme (Lea Massari), personnage central, disparaît, et cette disparition est purement et simplement effacée du récit, supplantée par un amour naissant entre son compagnon et une amie proche. Chez Antonioni, on oublie vite, et l’être aimé peut rapidement devenir un étranger. Tout s’évanouit, le bonheur comme le malheur, rien ne dure, de là l’inquiétude, ce besoin de toucher les choses pour les retenir, les sentir. Intensité foudroyante du sentiment amoureux, puis l’instant d’après, plus rien. Tout Antonioni palpite de ces intermittences du cœur, de l’alternance terrible, à vitesse grand V, de joie et de tristesse.
Chaque film de la trilogie débute ou s’achève par une séparation. Un couple échappe in extremis au naufrage (la fin de L’Avventura ), un autre est à l’agonie (La Nuit), un troisième passe à côté d’une grande (?) histoire (L’Eclipse et son casting de rêve, Vitti/Delon). La faute à l’incommunicabilité ? On aurait autant tort de ricaner que de ne jurer que par cette formule, qui vaut ce qu’elle vaut. Certains – Alain Robbe-Grillet, fin connaisseur – l’ont retournée à loisir pour dire combien ça communique à outrance chez Antonioni. D’autres ont insisté sur la difficulté de s’unir avec les mots. On tranchera en avançant l’hypothèse que ce n’est pas tant la communication qui est recherchée que son dépassement, son détachement. Dans la métaphore, la coïncidence, la correspondance, en un mot, dans la poésie.
Longtemps, une femme a compté. Une égérie tremblante et vaillante qui portait en elle les questions du monde et pouvait pardonner la lâcheté des hommes. Monica Vitti, blonde rayonnante et amère, muse sensuelle, cinégénique par excellence. Un roman ne suffirait pas pour dire son visage, sa silhouette, sa voix cassée. Antonioni l’a révélée – c’est à elle qu’on pense aujourd’hui, elle qui doit être bien triste. Plus tard, d’autres femmes furent magnifiées – Maria Schneider, Sophie Marceau, Daniela Silverio, Christine Boisson, pour ne citer qu’elles. Avant, il y eut la divine Lucia Bosé le temps de deux films, Chronique d’un amour (1950) et La Dame sans camélias (1953). Dans les années 60, Antonioni est l’apologiste le plus fin de la femme.
Et puis il part. Il quitte l’Italie comme on se sépare d’une compagne, défait et refait son cinéma ailleurs. La femme n’est plus le personnage en avant, il devient objet de quête, voire d’enquête. Comme si le personnage masculin ne supportait plus sa propre lâcheté et sa vulgarité, désormais il s’interroge et interroge. Antonioni se ressource d’abord dans un jardin anglais, où il développe un suspense très audacieux autour d’un possible meurtre tout en enregistrant – en direct, s’il vous plaît ! – la déferlante du swinging London (Blow up, 1967). La jeunesse le fascine, le fascinera toujours. Ça bouge aux Etats-Unis ? Il file là-bas en pleine période hippie pour suivre l’échappée dans le désert d’un étudiant contestataire et d’une jeune secrétaire qui a tout largué. C’est Zabriskie Point (1970), road-movie d’un romantisme fou, peut-être le film plus radical de ces années, qui ridiculise nombre d’autres brûlots autoproclamés révolutionnaires. Ensuite, c’est la Chine (Chung Kuo, la Chine, 1972). Puis l’Afrique noire et l’Europe, où il signe Profession : reporter (1975), errance parfaite, aboutissement magistral parce que naturel de son esthétique. Aux portes du désert, depuis une fenêtre béante, Antonioni attend – sereinement ? – que la mort advienne.
Il pressentait les choses avant tout le monde, expérimentait la couleur – ce qu’il réalise dans Le Désert rouge (surtout saturé de bleu et de vert) est inouï –, la vidéo – Le Mystère d’Oberwald (1980), petite merveille, et retrouvailles avec Vitti. Inventeur de la modernité, Antonioni ? Vous rigolez ? De la postmodernité, oui ! Observez aujourd’hui la photographie plasticienne, la danse contemporaine, l’art vidéo, ou bien encore la mode, et vous aurez de fortes chances d’apercevoir son ombre portée se profiler partout où le style est une vertu. Sa postérité cinématographique (même diffuse) à travers d’autres cinéastes l’atteste – on se souvient de la très pertinente programmation de la Cinémathèque française sur ce thème. La puissance de fascination intemporelle de ses films les protège de fait de toute idée de vieillissement. Curieux, d’ailleurs, de constater que ce temps autre, au cœur de l’œuvre, se retrouve dans sa réception. A cela, il n’y a pas dix mille explications : Antonioni restera sans doute comme le plus exigeant compositeur de plans, avec Hitchcock, qu’il rejoint d’ailleurs sur bien d’autres plans. Rigueur, abstraction géométrique, nudité architectonique.
Pour autant, il n’a jamais oublié d’être humain, profondément humain. Nul formalisme intégriste chez lui, ni d’art pour l’art. Sa suprême élégance que nous évoquions plus haut vient de là : c’est comme si la forme conduisait au fond. « Il va de l’abstraction vers l’humain », résume bien Olivier Assayas, dans le commentaire de DVD de L’Avventura. Le voir en cinéaste froid est absurde. On pleure beaucoup dans les films d’Antonioni, on caresse aussi, on pose sa joue sur le corps de l’autre, la terre, les murs. Contact éminemment charnel, matériel et minéral, qui est à la mesure du vide, de l’extinction de la sensation. Tout son cinéma se partage ainsi entre plénitude et dissolution, pesanteur solide des édifices et émanation gazeuse, presque fantomatique de la silhouette humaine.
Ces vibrations, ce rapport sensoriel, tactile, au monde mène tout naturellement à l’érotisme. Un érotisme manifeste et éclatant dans certaines séquences – l’impudente montée du plaisir de Daniela Silverio dans Identification d’une femme (1982). Ou plus allusif, ne serait-ce qu’à travers les décors chargés de métaphores sexuelles, phalliques ou en creux. Tout se passe comme si Antonioni avait toujours tendu vers un absolu d’unité, compact, irréductible. Quelque chose de réel, et qui toujours se dérobe. Reste l’attente, ce temps de cinéma indéterminé, ce brouillard, ce désir vague – de vivre ou de mourir ? De splendides pressentiments dépourvus du moindre ressentiment.
Jacques Morice
Source : http://www.telerama.fr/cinema/B070731002345.html